Cette cartographie sectorielle établit une modélisation de la création de valeur, de la vulnérabilité mais aussi de la rentabilité de chaque secteur. L’étude a également permis de cerner les axes prioritaires à engager pour une sortie de crise, à moyen terme.
Les banques et les établissements de leasing se sont adossés, à travers leur corporation (Association professionnelle des banques et établissements financiers), à l’agence de notation financière PBR Rating pour élaborer la première étude sectorielle pour le secteur financier, qui va servir à optimiser les politiques de financement en adéquation avec les normes prudentielles. Cette cartographie de risques sectoriels devrait servir d’outil d’aide à la décision au profit des dirigeants et des professionnels du secteur financier et va leur permettre de disposer d’une information fiable et de qualité sur la situation financière macroéconomique mais également sur la prospective de chacun des secteurs clés de l’économie nationale.
L’information, un pilier de la gouvernance stratégique
L’étude a été présentée, vendredi 31 mars, par l’analyste de PBR Rating, Abdelaziz Charrad, et a porté sur les risques sectoriels et macroéconomiques, avec un focus sur les enjeux d’aujourd’hui et de demain pour l’ensemble des secteurs et sous-secteurs économiques (selon la nomenclature BCT). La présente étude intervient dans un contexte où les crises systémiques deviennent de plus en plus récurrentes et où les fondamentaux de l’économie tunisienne sont fortement ébranlés.
Mettant l’accent sur l’importance du traitement de la data pour la gouvernance stratégique, Charrad a affirmé que cette cartographie sectorielle, dont les résultats seront dévoilés périodiquement (chaque trimestre), permet une modélisation de la création de valeur, de la vulnérabilité mais aussi de la rentabilité de chaque secteur. «Avec de la data bien organisée, les modèles d’estimation économétrique et la collaboration d’experts sectoriels, on arrive à avoir une information fiable sur l’état des lieux pour comprendre ce qui se passe réellement du point de vue flux économique mais aussi pour pouvoir estimer la création de valeur, les risques et les opportunités des différents secteurs de l’économie tunisienne», a-t-il souligné dans une déclaration à La Presse.
Des secteurs risqués et d’autres porteurs d’opportunités
L’analyse des risques de chacun des secteurs a fait ressortir que certains secteurs sont plus risqués (tel que le secteur agricole) et d’autres sont porteurs d’opportunités à l’instar du secteur des industries non manufacturières qui a été qualifié de «secteur de quick win», vu la hausse du prix du phosphate sur le marché international. «On a des secteurs qui sont porteurs et qui, malheureusement, ne sont pas forcément sous les radars des établissements financiers. On a aussi démontré que les établissements financiers peuvent avoir une information beaucoup plus pertinente sur d’autres secteurs qui sont beaucoup plus risqués et porteurs de beaucoup plus d’enjeux. On ne dit pas qu’il ne faut pas les financer mais il faut avoir les bons véhicules pour les financer, c’est-à-dire les bons taux, les bons produits financiers et surtout le bon accompagnement en cas de difficultés. Parce que le fait de financer aujourd’hui à des taux qui sont réguliers et normatifs pour tous les secteurs d’activité ne prend pas en compte ni le risque, ni la rentabilité», a expliqué l’analyste. Et d’ajouter que le but n’est pas d’exclure des secteurs du financement. Mais d’inclure d’autres qui ne sont pas financés ou sont en difficultés structurelles et qui nécessitent d’autres outils et leviers de financement : «le financement classique tel qu’on le connaît aujourd’hui pour, au mieux ce n’est qu’une petite bulle d’oxygène pour passer quelques mois et au pire c’est un risque pour la banque», a-t-il commenté.
La contribution monétaire drive l’économie
Charrad a également fait savoir que l’étude a permis d’établir une matrice de corrélation qui démontre les liens entre chacun des facteurs et des secteurs. Cette matrice a révélé que ce qui drive l’économie aujourd’hui, c’est la contribution monétaire. L’analyste a expliqué, à cet égard, que les variables monétaires (la masse monétaire, les taux d’intérêts, le taux directeur…) expliquent la création de valeur et la dégradation de la valeur dans beaucoup de secteurs d’activité. «Ces variables forment aujourd’hui une certaine strate financière qui oriente l’investissement et le financement. On n’est pas sur des schémas classiques comme on le connaît dans d’autres pays où c’est la création de valeur qui drive le financement. Aujourd’hui, on est sur une inadéquation entre ce qui se passe dans l’économie réelle et la rentabilité et la performance des banques. Il faut se dire que c’est tant mieux parce que nos banques régénèrent leurs fonds propres et possèdent aussi aujourd’hui plus de leviers de couverture face au risque économique», a-t-il précisé. Et de soutenir que cet état des faits s’explique par un effet de volume dû aux taux de financement qui sont très importants. «A moyen et surtout long termes, ces taux de financement vont retomber et donc la rentabilité de la banque ou de la société de leasing va être plus recherchée sur les bons secteurs et les bons partenaires. Du coup, il faut faire attention, préparer les leviers de couverture pour les établissements financiers et s’assurer que, dès aujourd’hui, on commence à accompagner les vrais créateurs de richesse au sein de l’économie», a-t-il ajouté.
Les priorités pour une sortie de crise
L’étude de PBR Rating a, par ailleurs, permis de dresser 10 axes majeurs et prioritaires, à engager pour une sortie de crise, à moyen terme. En effet, la Tunisie traverse une période économique très critique de son histoire. Une instabilité qui a été en grande partie engendrée par un important coût de non-réforme structurelle, depuis plus de 10 ans, et accentuée par l’impact de la crise Covid et ses répercussions sur le plan local et international. Les orientations mises en œuvre, depuis 2011, et la gouvernance budgétaire en grande difficulté sur les dernières années, sont à la base de la crise économique tunisienne. Le contexte de guerre en Europe va exacerber les difficultés et fragiliser la situation économique tunisienne.
• La confiance : L’économie c’est d’abord la confiance des opérateurs. Sur la dernière période, l’administration est au plus bas de son rendement et le secteur privé demeure dans l’expectative. Des mesures efficaces doivent être rapidement mises en œuvre afin de rétablir la confiance : revue de l’arsenal juridique relatif au cadre opérationnel de la fonction administrative, traitement dynamique des créances des hommes d’affaires, réglementation de change… Des mesures dont l’objet est de démontrer que l’Etat sera du côté des opérateurs économiques qui opèrent dans le cadre de la loi.
• La stabilité politique et sociale : la succession des équipes gouvernementales a conduit à une instabilité et à une opacité dans la ligne de gouvernance du pays. Le faible support que les gouvernements successifs ont eu de la part de l’Assemblée des représentants du peuple (le parlement) a réduit leurs marges de manœuvre dans la mise en place des grandes réformes stratégiques. L’émiettement et les divergences politiques ont empêché l’émergence d’une force de gouvernance et d’une autre d’opposition, capables d’assurer des cycles stables et structurés de prises de pouvoir. L’instabilité politique, l’affaiblissement de l’Etat central et la dégradation de la situation économique ont favorisé une instabilité et des troubles sociaux, qui ont eu d’importants effets sur la production et la productivité d’un grand nombre de secteurs économiques. Un équilibre dans la gouvernance politique et un apaisement social progressif se doivent d’être mis en œuvre, condition sine qua non de la mise en place des réformes et d’un climat sain des affaires.
• Le financement de l’économie : les opérateurs économiques tunisiens financent majoritairement leurs activités via leurs fonds propres, les crédits bancaires et le leasing. Le marché financier ne figure pas encore comme une vraie alternative de financement pour les entreprises. La politique des pouvoirs publics en termes de taux sur la dernière décennie fut principalement celle de la lutte contre le fléau inflationniste. Juguler les causes monétaires de l’inflation a permis d’en limiter la progression (mais pas de la réduire structurellement, car ses principaux facteurs sont d’ordre économique et non monétaire) mais a eu, pour conséquence, une hausse très importante du coût de financement (pour l’ensemble des opérateurs économiques tunisiens). Il est primordial de permettre aux agents économiques, un accès à un financement diversifié et à moindre coût, afin de permettre une consolidation de la demande mais surtout afin de faire repartir le moteur de l’investissement, condition primordiale de la relance et de la croissance. Une politique économique adaptée se doit d’être menée dans ce sens, en totale complémentarité avec un ensemble de mesures économiques permettant d’éviter le spectre d’un taux d’intérêt réel négatif.
• La lutte contre l’inflation et l’organisation des circuits de distribution : l’augmentation des prix et l’effritement du pouvoir d’achat et des capacités de financement sont un fléau qui menace l’économie tunisienne. Toutefois, l’inflation n’est pas uniquement la conséquence de la déchéance du dinar ou de la politique monétaire. Les circuits de distribution désorganisés et déstructurés, depuis 2010, sont également un important facteur de l’équation inflationniste, à travers la multiplication des intervenants, parfois illégaux, dans la chaîne de valeur, la corruption et le blanchiment d’argent dans l’intermédiation commerciale oisive. Une situation qui a pris de l’ampleur et qui met à mal la rentabilité et la pérennité des producteurs (notamment agricoles) et le pouvoir d’achat des clients. Les pouvoirs publics se doivent de reprendre les activités de logistique, de distribution en gros et de commerce de détail au système informel, notamment à travers le traçage numérique des biens et des marchandises, la simplification des procédures comptables et administratives des petits commerçants, la réorganisation des marchés de gros, le contrôle des points de vente… De plus, la régulation de l’intermédiation commerciale et des circuits de distribution aura un effet drainant pour un important niveau de liquidité, du secteur informel vers le secteur formel, permettant ainsi d’alléger les problématiques de financement.
• La modernisation de l’appareil administratif : il s’agit de l’un des axes prioritaires pour la Tunisie. Les effectifs administratifs dépassent de loin les vrais besoins en ressources humaines de l’administration. La réforme de l’administration peut être considérée comme la mère des réformes, puisqu’elle vise à doter l’Etat des outils et des moyens nécessaires pour concrétiser ses stratégies et ses réformes, sur l’ensemble de ses domaines d’intervention. Un investissement dans la digitalisation, la formation et le redéploiement des effectifs (notamment vers l’administration locale, afin de répondre aux prérogatives instaurées par le nouveau code des collectivités locales tunisiennes) sont primordiaux afin de retrouver un Etat stratège, organisateur et créateur de valeur.
• La réhabilitation du secteur agricole : La crise économique actuelle a confirmé que le secteur agricole offre l’un des meilleurs potentiels de croissance en Tunisie. Certaines filières ont montré qu’elles pouvaient fonctionner malgré des conditions difficiles. Les exportations agricoles, qui se résument majoritairement en quatre produits (huile d’olive, dattes, produits de la mer et agrumes), pourraient se diversifier davantage et l’ensemble du secteur est capable d’apporter plus de valeur ajoutée via : la modernisation du cadre réglementaire, le renforcement des mécanismes de financement, la gestion des problématiques foncières, la mise à niveau du système de fixation des prix de vente des produits agricoles, le renforcement des infrastructures d’irrigation et de gestion des ressources hydriques, la protection des semences et des variétés locales et la modernisation de toute la chaîne de valeur, afin de gagner en marge, rentabilité et en qualité de produits, au regard des exigences des marchés étrangers.
• La mise à niveau du secteur industriel : l’outil industriel dont dispose la Tunisie ne lui permet pas de créer la valeur ajoutée dont elle a besoin. Il s’agit essentiellement d’activités qui génèrent très peu de valeur ajoutée mais qui ont une forte employabilité. Il convient d’investir dans une nouvelle génération d’industrie, intelligente et qui offre de l’emploi à la main-d’œuvre qualifiée qui souffre aujourd’hui de chômage. Basé sur des processus automatisés, des équipements interconnectés et des systèmes d’informations intégrés, la Tunisie ne peut passer le cap de l’industrie 4.0 que si elle parvient également à mettre à niveau sa formation professionnelle, son système de financement et son cadre réglementaire.
• La gestion du commerce extérieur : le déficit de la balance commerciale est structurel en Tunisie. L’essentiel des importations est constitué de matières de première nécessité et des intrants pour les industries. Toutefois, des importations de produits finis, à l’instar des produits textiles, peuvent être rationalisées afin de permettre la consolidation des industries locales et l’allégement du déficit commercial. Réduire durablement le déséquilibre du commerce extérieur tunisien passe par le renforcement des exportations et donc par la commercialisation de produits à plus forte valeur ajoutée. Une stratégie nationale de promotion des exportations doit être mise en place, afin de soutenir les efforts de mise à niveau, de prospection et de logistique des exportateurs.
• L’intégration de l’économie souterraine et la mise à niveau du système fiscal : selon les estimations des autorités tunisiennes, l’économie parallèle représente un important volume de création économique. De ce fait, l’intégration de ces activités représente un important levier de croissance pour le pays, à condition de mettre en place les bases d’une croissance inclusive qui atteigne les zones frontalières, de consolider la lutte contre la corruption et d’ajuster les textes fiscaux, de sorte à maîtriser les opportunités d’arbitrage qu’offrent les divergences de coûts et de marges, avec les pays voisins.
• La gestion des finances et des entreprises publiques : les entreprises publiques se sont transformées en un fardeau pour le pays et doivent être traitées, au cas par cas, dans le cadre d’une vaste stratégie nationale, où le rôle de l’Etat actionnaire/gestionnaire se doit d’être revu. Leurs équilibres financiers précaires font que peu d’entre elles ont une valeur marchande satisfaisante à court terme, réduisant les opportunités de cession ou même de partenariat. Les pouvoirs publics se doivent de commencer par des restructurations profondes dans un premier pas, accompagnées par de vastes plans sociaux et d’investissements. Le coût estimé d’une telle opération serait de l’ordre de 10.000 MD selon les autorités, presque 10% du PIB national. L’Etat central pourrait liquider certains actifs et en faire un levier global de collecte de fonds, afin de réinjecter l’ensemble des montants récoltés dans d’autres entreprises publiques, dans le but de pouvoir mettre à niveau et relancer les entités fondamentales du service public tunisien.
• L’indépendance du mix énergétique : la Tunisie est un importateur net de pétrole et de gaz naturel. La production nationale a atteint son plus bas niveau suite aux conflits sociaux qui continuent à secouer les champs de production. La volatilité des paramètres fiscaux et les procédures administratives n’incitent pas les opérateurs étrangers à investir dans le secteur. Cependant, une exploitation optimale du champ «Nawara» devrait alléger le fardeau énergétique et financier du pays. Toutefois, d’autres investissements, notamment dans les énergies renouvelables, sont nécessaires.
La Tunisie a le potentiel d’abriter des stations de production d’électricité à partir de l’énergie solaire pour l’ensemble de la Méditerranée. Néanmoins, cela reste tributaire d’un ensemble de préalables, dont la réforme du cadre réglementaire et procédural du secteur.